La navigation intérieure, un secteur indissociable de la transition énergétique
La Commission centrale pour la navigation du Rhin (CCNR) a publié en juillet les résultats définitifs de son étude portant sur la transition énergétique et le financement d’un secteur de la navigation intérieure à zéro émission. Entretien avec Laure Roux, en charge des affaires économiques à la CCNR, qui a coordonné l’étude avec la chargée de mission Julia Schoppe.
Quelle est la genèse de cette étude dédiée à la transition énergétique et son financement ?
Afin d’améliorer la durabilité environnementale de la navigation sur le Rhin et les voies navigables intérieures, la Déclaration de Mannheim, signée par les ministres compétents en matière de navigation intérieure des États membres de la CCNR (Allemagne, Belgique, France, Pays-Bas, Suisse) en octobre 2018, a confié à la CCNR la tâche d’élaborer une feuille de route. Celle-ci a deux objectifs intermédiaires : le premier étant de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 35% d’ici 2035 par rapport à 2015, et le second étant de réduire les émissions polluantes d’au moins 35% d’ici 2035 par rapport à 2015. L’objectif final étant de mettre un terme autant que possible aux émissions de gaz à effet de serre et d’autres polluants d’ici 2050. Enfin, la Déclaration de Mannheim a également confié à la CCNR le soin de prendre l’initiative de développer de nouveaux instruments financiers pour atteindre les objectifs. Une première étape de la mise en œuvre de cette déclaration a été franchie lors de la session plénière de la CCNR de mai 2019, avec la décision de lancer une étude approfondie, de dimension européenne sur ce sujet.
Comment avez-vous élaboré cette étude et avec quels partenaires ?
Nous avons travaillé avec plusieurs consultants (DST, ECORYS, EICB, PANTEIA, ProDanube et Rebel) et mis en place un comité de pilotage composé d’experts de nos délégations. De plus, dans le cadre d’un groupe des parties prenantes, nous avons travaillé mains dans la main avec la Commission européenne, la Commission du Danube, la Commission de la Moselle, la Banque européenne d’investissement mais également les organisations agréées de la CCNR représentants de la profession (UENF, OEB, EFIP, IVR, SEA Europe, VBW…). Evidemment l’ensemble des experts de nos Etats membres et toutes les parties prenantes ont étroitement été associés aux différentes phases.
En quoi la transition énergétique constitue un défi existentiel et prioritaire pour le Rhin et la navigation européenne ?
La lutte contre le changement climatique est une priorité politique tant au niveau national qu’international. A ce titre, la transition énergétique du fluvial s’inscrit dans une dimension non seulement rhénane, au travers des orientations stratégiques majeures définies par la Déclaration de Mannheim mais également européenne. Dans ce contexte, il ne fait aucun doute que tous les modes de transport devront assurer leur transition vers un niveau d’émission zéro. Il est urgent que le secteur du transport par voies de navigation intérieure mette au point des mesures permettant de concrétiser cette transition, à la fois pour les émissions de polluants atmosphériques, mais aussi pour les gaz à effet de serre. Tous les secteurs doivent ainsi contribuer à limiter les effets du changement climatique. C’est devenu d’une importance capitale, et on peut dire que le fluvial a déjà démontré ses atouts en tant que mode de transport propre, sans parler de ses performances en termes de tonne transportée par comparaison avec le routier. Il est important de tenir compte de la dimension multimodale. Si le fluvial n’est pas un acteur majeur dans cette transition, il risque à un moment donné de perdre son avantage par rapport à d’autres modes de transports et la demande de transport pourrait être reportée vers d’autres modes, tels que le rail, la route ou le transport maritime de proximité.
Quelles recommandations techniques ressortent de l’étude de la CCNR sur la transition énergétique ?
Ce qui en ressort, c’est qu’il y a une multitude de solutions technologiques avec par exemple l’hydrogène, le méthanol, les biocarburants, les batteries électriques. Il est donc essentiel de déterminer une trajectoire pour matérialiser cette transition. Ce qu’il en ressort, c’est qu’il n’y a pas de solution unique pour la navigation intérieure. L’adéquation des solutions technologiques dépend des différents profils de navigation, de chaque famille de flotte. Il existe également de grandes incertitudes quant au développement de certaines technologies. Il a donc été proposé d’établir deux scénarios : un scénario plus conservateur et plus prudent qui se focalise sur des technologies déjà disponibles et matures telles que les biocarburants, et un scénario innovant avec des technologies plus novatrices, encore à leurs débuts, telles que les propulsions électriques dont l’électricité provient d’une pile à combustible à hydrogène. En sachant que la réalité sera certainement un mélange des deux. Par ailleurs, il ressort de l’étude que le déploiement des technologies plus innovantes sera certainement davantage présent à partir de 2030-2035 avec des prix plus abordables et davantage de bateaux prêts pour la transition. Par exemple, dans le scénario innovant, il est estimé d’ici 2050 que plus de 70% de la flotte naviguera à partir de batteries électriques, de méthanol ou d’hydrogène. Il y a d’ailleurs un potentiel d’innovation très élevé pour les bateaux d’excursion journalière. Bien que ça ne soit pas encore le cas pour le fret, la performance énergétique pèse de plus en plus dans le choix du client désireux de monter à bord d’un bateau promenade, en privilégiant l’électrique au diesel par exemple. Cette pression vient stimuler l’innovation, tout comme les réglementations des grandes métropoles pour des zones à faible émission. Enfin, dans notre étude, le choix d’une approche du réservoir à l’hélice comme première étape, et non du puits à l’hélice, a été privilégié. C’est-à-dire que l’on prend en compte les émissions polluantes au niveau du bateau, et non sur la totalité des émissions générées en amont dans la chaîne de production. Cela implique de faire des hypothèses concernant les chaînes en amont parfois idéalisées. A terme, le souhait est de pouvoir prendre en compte la globalité.
Quid désormais de l’aspect financier ?
Oui, au-delà des incertitudes technologiques, la transition énergétique implique des coûts considérables, actuellement estimés à plusieurs milliards d’euros (jusqu’à près de 10 milliards d’euros si l’on se positionne sur le scénario innovant avec des hypothèses d’évolutions des prix des technologies hautes). Ils ne peuvent pas être assumés uniquement par la profession, mais avec l’appui de subventions nationales et européennes mais également de solutions de financement (banques). Pour réaliser cette transition énergétique, il est essentiel que tous les acteurs majeurs de la navigation intérieure européenne soient associés afin de poser les bases d’une éventuelle décision politique. L’idée principale étant de développer un instrument dédié à la navigation intérieure. Un tel instrument européen de financement et de subvention, associant des moyens publics et privés, pourrait jouer un rôle clé. Un tel mécanisme devrait être accessible selon les mêmes conditions à tous les propriétaires de bateaux des États membres de la CCNR, de l’UE et des États riverains du Danube raccordés au réseau fluvial européen. Plusieurs questions de faisabilité économique, technique, juridique et pratique doivent encore être traitées par les organisations compétentes avant qu’un tel instrument puisse être mis en œuvre.
Le contrat d’objectif et de performance signé entre l’État français et Voies Navigables de France (VNF) sur dix ans est-il un bon signe ?
Oui. Il ressort de l’étude que le secteur a besoin de programmes de subventions qui viennent soutenir les investissements dans le verdissement et la performance énergétique des bateaux, pas seulement des infrastructures. La CCNR ne joue pas de rôle dans la négociation de ce type de contrat. Cependant, dans son rôle de plateforme d’échange et de coopération entre les acteurs de la navigation intérieure, ses états membres se tiennent informés des évolutions de ce type favorable à la navigation rhénane et européenne. Bien que ce contrat d’objectif et de performance porte essentiellement sur la modernisation des infrastructures, il sera, dans tous les cas, une valeur ajoutée pour le secteur fluvial.
Maintenant que les résultats finaux sont publiés, quelles sont les prochaines étapes ?
Avec la publication des résultats finaux, la CCNR souhaite que ces résultats s’inscrivent dans un large processus de discussion à l’échelle rhénane, européenne et internationale sur la thématique du financement de la transition énergétique de la navigation intérieure. Tous les résultats sont disponibles sur le site de la CCNR. Ces échanges ont déjà commencé, avec la profession, les institutions européennes, les institutions de financement et les administrations nationales, ainsi que dans le cadre du projet Platina 3 qui a pour objectif principal de soutenir la mise en œuvre des mesures dédiées au fluvial dans le cadre de politiques portées par la Commission européenne comme par exemple le Pacte vert pour l’Europe et du plan d’actions NAIADES III. C’est en cela que cette étude, du fait de sa dimension européenne, représente une étape essentielle pour l’ensemble du secteur fluvial.
Quand la CCNR compte adopter sa feuille de route définitive ?
La feuille de route doit être adoptée en décembre 2021 par la Commission centrale, lors de sa prochaine session plénière.
Source : propos recueillis par Florian Dacheux pour Batorama.